N°9 – Cinéma russe contemporain

ÉDITORIAL

Reflets du cinéma russe dans le miroir d’une Russie brisée


Depuis la désintégration de l’Union Soviétique et la transition à l’économie de marché, le rapport entre la Suisse et la Russie ne se réduit pas seulement aux transactions bancaires : la littérature et en particulier le cinéma de « ce coin asiatique de l’Europe » continuent d’intéresser l’Occident. En effet, les cinéphiles en Suisse comme en France, semblent être intéressés par ce cinéma et cette culture, toujours et encore rattachée aux grands classiques de la littérature, de Dostoïevski à Gogol, Gorki ou Tchékhov, et aux maîtres du cinéma soviétique de l’époque du muet : Eisenstein, Vertov, Poudovkine et tant d’autres.

Néanmoins, les nouvelles générations du cinéma russe, post-stalinienne et post-soviétique, continuent à surprendre et interpeller l’Occident, qu’ils explorent la réalité soviétique post-factum ou qu’ils dépeignent ce que l’on considère toujours comme « la mystérieuse âme russe »…

Le dossier consacré ici au cinéma russe n’offre aucun bilan ni même un tour de cette immense cinématographie à l’heure actuelle, laissant de côté des pans entiers qui restent à explorer. Qu’il s’agisse, pour ne mentionner que les films projetés ici, de Pavel Lounguine, dont Le Nouveau russe a fait le tour des salles l’année passée; Le Retour, de Zviagintsev, espoir du jeune cinéma soviétique primé à Venise et dont le film-fable, détaché de tout contexte russe et qui aurait pu aussi bien être tourné en méditerranée, renoue avec le cinéma de Tarkovski, avec toute la richesse et l’invention visuelle en moins ; le cinéma documentaire russe, en recherche de repères idéologiques et hésitant à embrasser les nouvelles technologies, pourtant libératrices dans ce domaine. Ou la colonisation du cinéma américain dans la distribution voire la création de nouvelles salles, « multiplexes » sur le modèle occidental, dans les deux capitales du pays. La mutation des grands studios de ces capitales, Mosfilm et Lenfilm, en voie à une privatisation lente et compliquée, pour l’heure pulvérisés en petits studios à qui sont loués l’espace et le matériel.

Enfin un premier regain d’intérêt du pouvoir pour « le plus important des arts » (Lénine), avec les premières visites officielles de Poutine aux studios, qui témoignent du fait que la Russie a bien opéré sa marche en arrière, son retour dans un carcan idéologique contrôlé par un pouvoir central fort voire despotique. La fermeture de la dernière chaîne de TV indépendante l’année passée et le contrôle général des média sont les premiers signes visibles de ce repli.

Néanmoins, la Russie est toujours aussi contrastée : tout en marge de l’immense machine de production des studios « Selianov » à Saint-Pétersbourg, le cinéaste Evgueni Youfit, connu des festivals occidentaux, a trouvé une niche. Il sera ici question de ce cinéaste expérimental, fondateur et «survivant» du mouvement surnommé le «Nécroréalisme».

C’est l’occasion de jeter un regard sur cette « première avant-garde de la Perestroïka », encore assez méconnue ici : par la mise à mal des codes cinématographiques et narratifs, ce cinéma nous introduit au plus profond du malaise russe, au moment de l’éclatement de l’Empire comme aujourd’hui.

Enfin nous nous sommes arrêtés à quelques cinéastesphares, « consacrés » ici comme là-bas. Ils ont débuté à des périodes différentes, ont connu un sort un peu similaire, dénigrés et censurés sous le régime soviétique, mais leur cinéma se rejoint dans le miroir d’une Russie brisée. Les excès visuels du cinéma d’Alexandre Sokourov, la cruauté du cinéma pléthorique d’Alexeï Guerman ou les histoires un peu répétitives mais toujours aussi excentriques de Kira Mouratova posent à la fois la question des possibilités expressives du langage cinématographique et constituent une source d’interprétation et de compréhension de la Russie aujourd’hui.

Les articles hors-dossier de ce numéro se rejoignent sous l’emblème du « cinéma engagé » : ainsi l’oeuvre exemplaire de Jean-Marie Straub et Danielle Huillet, les Straubs, réalisée avec peu de moyens et très contestataire, en premier lieu par sa forme. Pour eux, l’art est un acte de résistance. Toujours en combinant passion, esthétique et politique, les Straubs proposent un travail de réécriture radicale d’autres oeuvres.

Pour sa part, le documentariste Frederick Wiseman met en relief la poétique de son cinéma, insiste sur l’importance de la caméra et avec elle du point de vue du réalisateur, qui s’introduit au plus profond du système américain pour le dévoiler de l’intérieur.

Fernando Solanas, lui, revient en véritable visionnaire au documentaire protestataire avec son dernier fi lm, qui parcourt tout la décennie des années 90 de l’Argentine dans la tourmente des privatisations et de l’effondrement de l’économie. Il a suivi ainsi dès ses prémisses la grande crise qui secoue ce pays aujourd’hui.

Finalement nous avons voulu rendre un hommage au cinéaste français Jean Rouch, disparu en février dernier. Il est parti mais nous l’avons retrouvé dans la mémoire vivante de ses amis lausannois Freddy Buache et Jacqueline Veuve, qui l’ont en partie accompagné dans sa trajectoire d’ethnographe cinéaste.

La rédactionDepuis la désintégration de l’Union Soviétique et la transition à l’économie de marché, le rapport entre la Suisse et la Russie ne se réduit pas seulement aux transactions bancaires : la littérature et en particulier le cinéma de « ce coin asiatique de l’Europe » continuent d’intéresser l’Occident. En effet, les cinéphiles en Suisse comme en France, semblent être intéressés par ce cinéma et cette culture, toujours et encore rattachée aux grands classiques de la littérature, de Dostoïevski à Gogol, Gorki ou Tchékhov, et aux maîtres du cinéma soviétique de l’époque du muet : Eisenstein, Vertov, Poudovkine et tant d’autres.

Néanmoins, les nouvelles générations du cinéma russe, post-stalinienne et post-soviétique, continuent à surprendre et interpeller l’Occident, qu’ils explorent la réalité soviétique post-factum ou qu’ils dépeignent ce que l’on considère toujours comme « la mystérieuse âme russe »…

Le dossier consacré ici au cinéma russe n’offre aucun bilan ni même un tour de cette immense cinématographie à l’heure actuelle, laissant de côté des pans entiers qui restent à explorer. Qu’il s’agisse, pour ne mentionner que les films projetés ici, de Pavel Lounguine, dont Le Nouveau russe a fait le tour des salles l’année passée; Le Retour, de Zviagintsev, espoir du jeune cinéma soviétique primé à Venise et dont le film-fable, détaché de tout contexte russe et qui aurait pu aussi bien être tourné en méditerranée, renoue avec le cinéma de Tarkovski, avec toute la richesse et l’invention visuelle en moins ; le cinéma documentaire russe, en recherche de repères idéologiques et hésitant à embrasser les nouvelles technologies, pourtant libératrices dans ce domaine. Ou la colonisation du cinéma américain dans la distribution voire la création de nouvelles salles, « multiplexes » sur le modèle occidental, dans les deux capitales du pays. La mutation des grands studios de ces capitales, Mosfilm et Lenfilm, en voie à une privatisation lente et compliquée, pour l’heure pulvérisés en petits studios à qui sont loués l’espace et le matériel.

Enfin un premier regain d’intérêt du pouvoir pour « le plus important des arts » (Lénine), avec les premières visites officielles de Poutine aux studios, qui témoignent du fait que la Russie a bien opéré sa marche en arrière, son retour dans un carcan idéologique contrôlé par un pouvoir central fort voire despotique. La fermeture de la dernière chaîne de TV indépendante l’année passée et le contrôle général des média sont les premiers signes visibles de ce repli.

Néanmoins, la Russie est toujours aussi contrastée : tout en marge de l’immense machine de production des studios « Selianov » à Saint-Pétersbourg, le cinéaste Evgueni Youfit, connu des festivals occidentaux, a trouvé une niche. Il sera ici question de ce cinéaste expérimental, fondateur et «survivant» du mouvement surnommé le «Nécroréalisme».

C’est l’occasion de jeter un regard sur cette « première avant-garde de la Perestroïka », encore assez méconnue ici : par la mise à mal des codes cinématographiques et narratifs, ce cinéma nous introduit au plus profond du malaise russe, au moment de l’éclatement de l’Empire comme aujourd’hui.

Enfin nous nous sommes arrêtés à quelques cinéastesphares, « consacrés » ici comme là-bas. Ils ont débuté à des périodes différentes, ont connu un sort un peu similaire, dénigrés et censurés sous le régime soviétique, mais leur cinéma se rejoint dans le miroir d’une Russie brisée. Les excès visuels du cinéma d’Alexandre Sokourov, la cruauté du cinéma pléthorique d’Alexeï Guerman ou les histoires un peu répétitives mais toujours aussi excentriques de Kira Mouratova posent à la fois la question des possibilités expressives du langage cinématographique et constituent une source d’interprétation et de compréhension de la Russie aujourd’hui.

Les articles hors-dossier de ce numéro se rejoignent sous l’emblème du « cinéma engagé » : ainsi l’oeuvre exemplaire de Jean-Marie Straub et Danielle Huillet, les Straubs, réalisée avec peu de moyens et très contestataire, en premier lieu par sa forme. Pour eux, l’art est un acte de résistance. Toujours en combinant passion, esthétique et politique, les Straubs proposent un travail de réécriture radicale d’autres oeuvres.

Pour sa part, le documentariste Frederick Wiseman met en relief la poétique de son cinéma, insiste sur l’importance de la caméra et avec elle du point de vue du réalisateur, qui s’introduit au plus profond du système américain pour le dévoiler de l’intérieur.

Fernando Solanas, lui, revient en véritable visionnaire au documentaire protestataire avec son dernier fi lm, qui parcourt tout la décennie des années 90 de l’Argentine dans la tourmente des privatisations et de l’effondrement de l’économie. Il a suivi ainsi dès ses prémisses la grande crise qui secoue ce pays aujourd’hui.

Finalement nous avons voulu rendre un hommage au cinéaste français Jean Rouch, disparu en février dernier. Il est parti mais nous l’avons retrouvé dans la mémoire vivante de ses amis lausannois Freddy Buache et Jacqueline Veuve, qui l’ont en partie accompagné dans sa trajectoire d’ethnographe cinéaste.


La rédaction


Sommaire

3        Éditorial

 

          CINÉASTES

4        Des Straubs avec « s », des fabricants des films   

Enquête – Philippe Lafosse 

7        Notes à partir de Une visite au Louvre ou :

          Remarques sur le communisme (qui vient) à la peinture

RegardAnne-Marie Faux

10      L’Amérique sous la loupe de Frederick Wiseman

EntretienAndré Chaperon et Laura Legast

 

          DOSSIER : CINÉMA RUSSE CONTEMPORAIN

12      La disparition comme forme d’existence Lire l’article

          A propos du film Khroustalev, ma voiture ! d’Alexei Guerman

AnalyseMikail Iampolski

16      Sokourov ou la quête de l’envers de l’image  

Analyse Georges Nivat

17      « La vie n’est pas la mort, c’est le temps »  

Entretien avec Alexandre Sokourov

Georges Nivat

27      Monochromies de l’altérité ou le meurtre de soi

          A propos de Moloch d’Alexandre Sokourov

AnalyseMyriam Villain

32      « Le bon goût, c’est de mauvais goût »

          Entretien avec Kira Mouratova  

Antoine Cattin

39      Le Nécroréalisme ou la première avant-garde russe de la perestroika   

          Entretien avec le cinéaste Evgueni Youfit

Evgueni Kogan  

40      Sur l’ensemble Soviet Avant-Garde : les nécroréalistes

          Compte renduDavid Kidman

 

JEAN ROUCH À LAUSANE : un hommage au cinéaste français

44      À nous la liberté !

Rencontre avec Freddy Buache

Elena Hill

48      Jean Rouch, le maître mandarin

          Rendez-vous avec la cinéaste Jacqueline Veuve

          Elena Hill  

 

ÉTAT DES LIEUX

52      L’intervention économique : Memorias del saqueo

          Table ronde autour du film de Fernando Solanas

Compte rendu – Elena Hill  

 

CRITIQUE

59      Triple Agent d’Eric Rhomer  

Rémi Néri

61      Garçon stupide de Lionel Baier

Rémi Néri

 

 

 

 

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