N°7 – Van der Keuken

ÉDITORIAL

JOHAN VAN DER KEUKEN

LE HOLLANDAIS AU VOLANT DU MONDE


La visite de Johan van der Keuken à l’Université de Lausanne a été pour nous l’une des plus stimulantes de toutes les rencontres organisées par la section de cinéma entre les étudiants, un cinéaste et ses films. C’est qu’il a toujours privilégié le rapport étroit entre ces trois instances: l’auteur, le film et le spectateur. Surtout, Van der Keuken appartient au nombre des réalisateurs qui simultanément réfléchissent le monde dans leurs films et le reflet que ceux-ci leurs en donnent en retour, comme l’illustre un passage de Vacances prolongées, sa dernière réalisation : il regarde ses films projetés à l’écran. Cette pensée-mouvante, qui circule toujours entre pratique et théorie, n’engendre pas chez Keuken la seule exégèse de sa propre création artistique : elle est à l’origine du renouvellement constant de la forme de son œuvre, elle explique l’existence de ses textes théoriques sur le cinéma et sur l’art et enfin, elle motive son désir de discuter de son travail avec les spectateurs. Des extraits de ses propos, qui jalonnent le dossier de ce numéro, témoignent du résultat fécond de cette confrontation et reconduisent en quelque sorte cette tradition de dialogue. D’autres contributions à ce dossier rappellent que seul comptait, pour le réalisateur, sa rencontre avec l’autre : les protagonistes de ses films d’abord, qu’ils soient artistes ou homme de la rue, travailleurs des champs, des mines, ou directeurs de puissants organismes financiers; les spectateurs ensuite, conviés à se joindre aux préoccupations des premiers. Car ceux-ci ne se donnent pas en spectacle mais sont représentés dans toute l’épaisseur de leur condition socio-économique : comme le disait Benjamin à propos du cinéma soviétique des années vingt, Keuken accorde à «l’homme d’aujourd’hui de voir son image reproduite», quand bien même cet homme n’apparaîtrait que sous l’aspect d’une forme dont se joue en partie l’artiste. D’où l’importance du rôle médiateur exercé par le cinéaste entre les uns et les autres et le soin qu’il accorde à personnaliser la diffusion de ses films et, dans la mesure du possible, à participer à leur réception.

C’est en ce sens qu’il faut parler d’un cinéma politique chez Van der Keuken, ce qui permettrait d’envisager son travail en dehors des catégories (documentaire, fiction, expérimentation, etc.), dans lesquelles on se défend toujours de vouloir l’enfermer mais qu’on reconduit finalement, en rappelant qu’il n’appartient à aucune d’elles ou à toutes à la fois. Son invitation au voyage, à la découverte d’autres ethnies et coutumes, relève moins des pratiques documentaires que d’une lecture « marxienne » de l’Histoire, comme le dit Jean-Marie Straub, interprétant les rapports entre classes, entre Nord et Sud, entre passé et présent. En effet, le matériau enregistré sous d’autres latitudes est extrait de son contexte « exotique » par sa confrontation à celui tourné en Occident. Le collage de ces matériaux divers, hétérogènes en surface (agriculteur africain et travailleur à la chaîne européen p. ex.), donne lieu à un même rythme de travail, notamment grâce à celui du montage, et fait jaillir des associations de sens dans l’esprit du spectateur. Ce « montage des attractions » confronte le matériau dans ses différents niveaux constitutifs, un peu comme le théorisait Eisenstein avec le « montage sur-tonal »: composition des lignes du cadre, rapport visuel et rythmique des plans entre eux, confrontation des sonorités ou des musiques.

Aussi le projet politique global de Van der Keuken dépasse, dans sa complexité structurelle, géographique, celui plus clairement idéologique d’un « documentariste » comme Vertov : si celui-ci magnifiait les réalisations des peuples de l’URSS, Sixième partie du monde, Van der Keuken exécute une « Symphonie chromatique des six parties du monde ». Il montre les démunis de la terre, dévisage les responsables des grandes places financières de la planète (dans I Love $) et donne ainsi déjà une image des rouages et des grippages de la globalisation, comme s’il pressentait alors la fortune glorificatrice mensongère qu’elle connaît aujourd’hui. C’est en cela qu’il réalise des films politiques, comme les définissaient Straub et Huillet dans l’entretien controversé publié dernièrement par Hors-Champ : loin de marteler des slogans idéologiques mais en analysant les phénomènes sociaux, culturels, politiques dans leur complexité, l’oeuvre de Van der Keuken participe à démontrer les revers du projet capitaliste, qui n’a foi qu’en un progrès industriel et technique, sans se préoccuper du bien-être de l’ensemble des humains ni de l’avenir de la planète.

Par ailleurs, les réactions hostiles qu’a déclenchées cet entretien avec les Straub, la censure dont ont été victime les lettres témoignant en leur faveur, finalement publiées ici, prouvent au contraire l’absence d’analyse politique de fond et le manque de solidarité de ceux qui préfèrent être politiquement corrects.

Le projet politique des Straub, pour qui la course capitaliste au progrès revient notamment à priver les gens du « droit de vivre le moment présent », est confirmé par Jonas Mekas : en montrant sa famille et ses amis jouissant de ce « moment présent », du bonheur simple de leurs rencontres, il est conscient de faire passer un message politique. Avec humour, il le rappelle aux plus dupes, par le biais d’un intertitre qui ponctue le film et indique : « this is a political film »…


La rédaction


Sommaire

3        Éditorial

 

CINÉMAS

4        Le cinéma du Grand Leader

          Notes sur quelques films nord-coréens

AnalyseLaurent Guido

10        Résumé et génériques des films nord-coréens

SynopsisLaurent Guido et Philippe Ney

 

          CINÉASTES

11      « occasionally, I saw brief glimpses of beauty »

          Entretien avec Jonas Mekas Lire l’article

Clémentine Ferreira et Antoine Cattin   

 

 

          DOSSIER : EN ROUTE AVEC VAN DER KEUKEN

15      Atelier : Leçon de cinéma de JvdK

Compte renduGerald Cordonier

22      Repères biofilmographiques  

Regard Clémentine Mourão-Ferreira

20      Danser avec le Chaman   

Table ronde avec Pauline Terreehorst, Thierry Nouel, Denis Gheebrant, Clémentine Mourão-Ferreira

30      Van Der Keuken vu par …

          Textes de F. Wiseman, A Baars, F. van der Staak, L. Andriessen, L. et J-P.

Dardenne, R. Depardon, R. Kramer

33      La mort à l’œuvre

          Élégie à la non-image

Analyse –  Thierry Nouel

44      Les deux amis et l’improvisation

          Entretien avec Willem Breuker

Clémentine Mourão-Ferreira

47      Idéale Audience : comme une galerie  

          Entretien avec Pierre Olivier Bardet et Susana Scott

Clémentine Mourão-Ferreira

50      JvdK : un maître de l’art moderne

            Texte de Denis Gheerbrant  

 

            HISTORIQUE

51      Il Cinema Ritrovato 2001 ou comment affiner sa connaissance du cinéma français des années 20

AnalysePierre-Emmanuel Jaques

 

ÉTAT DES LIEUX

57      L’audiovisuel : un outil de savoir

          Rencontre avec Pascale Sahy, responsable de la médiathèque

Gerald Cordonier

61      Réactions à l’entretien de Straub et Huillet poublié par Hors-Champ

Lettre de Muriel Combes, Anne-Marie Faux, Bernard Aspe

 

 

 

 

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