ÉDITORIAL
Le cinéma «barbote» dans le flot numérique
Année 2001 : L’odyssée de l’espace ressort inévitablement sur les écrans. Les prévisions de Kubrick faites trente-trois ans plus tôt ne se sont pas réalisées, mais le discours n’a pourtant rien perdu de sa pertinence. A l’aube du troisième millénaire, les nouvelles technologies jouent un rôle toujours plus important dans notre civilisation, et ces dernières années ont vu l’ordinateur domestique prendre une place de choix dans notre quotidien. Tous les secteurs de notre économie subissent directement l’influence des prouesses technologiques de l’informatique, et le cinéma, de par sa nature technique, est naturellement à l’avant garde de cette tendance.
Il n’y avait pas d’année plus symbolique pour qu’HORS-CHAMP décide de consacrer son dossier à la question du numérique! De Star Wars et ses caméras dirigées par ordinateurs aux dinosaures de Jurassic Park, l’informatique a joué un rôle toujours plus important dans le cinéma.
Aujourd’hui, alors que déferle la vague DOGMA et que le DVD noie déjà les nouveaux consommateurs, le flot numérique n’est plus considéré seulement comme un instrument au service des effets spéciaux et de la création: peut-être est-il en passe de révolutionner tout le mode de production et de consommation du cinéma, du tournage (en caméra numérique) et montage (sur ordinateur) à la diffusion (par satellite).
En composant ce nouveau dossier, notre volonté oscillait entre le désir de comprendre ce qui était véritablement en train de changer dans la production ou la consommation (Vidéo numérique, DVD, images 3D), et l’envie de tirer un premier bilan de l’influence du numérique sur le cinéma voire sur les arts représentatifs (espace interactif, CartAgraphie).
Les images de synthèse offrent plus qu’un outil utile au cinéma d’animation ou aux effets spéciaux: elles ont atteint aujourd’hui un tel degré de réalisme que certains y voient une possibilité pour une nouvelle formulation des fondements mêmes du cinéma, qualifié ici de malvoyant. Toutefois, quelle part de vérité reste-t-il dans ces couchers de soleil, souvent générés par ordinateurs, que le cinéma hollywoodien nous montre régulièrement? Ce cinéma est-il encore le cinéma que Bazin concevait comme «une fenêtre ouverte sur le monde», c’est-à-dire une représentation (photographique) entretenant un rapport ontologique avec la réalité, comme les ombres projetées dans la caverne de Platon? Face à ces images de soleils trompeurs, c’est la position du spectateur qui est remise en cause: sa perception du monde extérieur et la place que le film lui octroie.
Depuis sa naissance, le cinéma a toujours fait l’effort de nous transporter dans un monde virtuel (l’espace construit par le film, à l’aide de la caméra, puis du montage). Si aujourd’hui beaucoup de réalisateurs utilisent les nouvelles technologies à un niveau ou à un autre de la production, ils ne font pour l’instant que poursuivre le travail entrepris depuis plus d’un siècle. Ils sont tellement assujettis au cinéma et à son mode de représentation qu’ils tentent de reproduire non seulement la réalité telle qu’elle est mais aussi les imperfections de l’enregistrement de la caméra, comme par exemple les halos de lumière provoqués par les lentilles optiques. Le numérique reste une technologie au service de la technique cinématographique et n’a pas su encore jouer le rôle d’impulsion susceptible de faire évoluer ce que Noël Burch a appelé le Mode de Représentation Institutionnel.
Pourtant, on pourrait voir dans ces nouvelles technologies le moyen idéal pour atteindre la perfection du «cinéma total» rêvé de Bazin, le medium capable de transporter le spectateur dans une toute autre réalité, au prix de l’entière virtualité de celle-ci.
On atteint là la frontière où viendraient se fondre le jeu vidéo et le cinéma tel qu’on le connaît actuellement. De la même manière que le son a permis de gagner en réalisme et de faciliter ainsi l’identification du spectateur aux personnages du film, les images 3D, alliées à des technologies convoquant d’autres sens, comme le toucher, pourraient permettre au spectateur de se plonger véritablement au coeur même de l’univers du «film». Si cela se réalise un jour, pourra-t-on toujours parler de cinéma ?
Par un curieux hasard d’actualité, le thème du numérique résonne hors dossier. En effet, nous fêtons cette année les cent ans de la naissance d’Alexandre Alexeïeff, grande figure du cinéma d’animation, qui bien avant l’ère du pixel réalisait les images de ses films grâce à une succession de points («l’écran d’épingles»). On voit, d’ailleurs, souvent en lui le père de l’infographie, car grâce à une autre technique de son invention («la totalisation des objets illusoires»), il réussissait déjà dans les années cinquante à produire des images sur la base de calculs pré-établis.
Par ailleurs, nous avons tenu à rendre un premier hommage à Johan Van der Keuken, récemment disparu, à travers une «impossible épitaphe» et une analyse sur son travail de cinéaste en rapport à la peinture.
La rédaction
Sommaire
3 Éditorial
CINÉASTES
4 Poétique de la chaise vide et politique d’un art plein
Impossible épitaphe pour Johan Van der Keuken
Regard – Thierry Nouel
6 Johan Van der Keuken : leçon de création
Analyse – Clémentine Ferreira
12 Alexandre Alexeieff – de la gravure aux films d’animation
Regard – Renata Moussina
DOSSIER : CINÉMA & NUMÉRIQUE
16 Réflexions sur un cinéma malvoyant
Analyse – Cezary Kaczmarek
22 Vidéo numérique et cinéma
Une nouvelle technologie au service de la jeune création ?
Enquête – Jean-François Nussbaumer
27 Plus fort que le film : le DVD
Cinéma et DVD
Critique – André Chaperon
33 De la vérification extatique du fonctionnement des organes
Télévision et DVD
Analyse – André Chaperon
36 Star Wars, Épisode 1 : la technologie fantôme Lire l’article
Analyse – Alain Boillat
42 Sébastien Guenot, « artiste digital »
L’animation 3D encore trop virtuelle en Suisse ?
Entretien – Antoine Cattin
48 L’art dans l’espace interactif
Rencontre – Svetlana Vasseliova, Alexei Gorine
Histoire des Nouveaux media de leur fondation à nos jours
Chronologie – Svetlana Vasseliova
HISTORIQUE
51 Comment montrer le cinéma muet
Giornate del cinema muto (Sacile 2000)
Analyse – Pierre-Emmanuel Jaques
55 La formation de l’acteur, de Koulechov à Poudovkine :
Traduction de deux textes inédits
Présentation – Antoine Cattin
CINÉMAS
58 Absence du cinéma dans la société suisse ?
Rencontre avec Hervé Dumont, directeur de la Cinémathèque Suisse
Entretien – Christophe Meyer
FILMS
60 Halloween de John Carpenter : une architecture du regard
Analyse – Alain Boillat
ARTS VISUELS
66 Espace virtuel de représentation : La CartAgraphie
Regard – Svetlana Vasseliova
68 La saison des hommes
Critique – Fatima-Zohra Benjelloun Touimi