ÉDITORIAL
DES CAMÉRAS VIVANTES et la vie saisie à l’improviste
Aujourd’hui les caméras vidéo sont omniprésentes et tout le
monde est devenu documentariste. Nous sommes envahis
par des images de la réalité à travers l’univers de la télévision
et grâce à la toile cybernétique, une nouvelle programmation
s’est installée. La diffusion des images en direct est accessible
tous les jours, 24 heures sur 24. On se sert de la référence de
documentaire pour donner du réalisme aux films de fiction,
aux messages publicitaires ou aux clips vidéo. Or, cette
tendance véhiculée par la TV doit son existence à la rébellion
du cinéma documentaire des années cinquante et soixante,
qui dans un premier temps avait libéré la technique de prise
de vue de son matériel lourd et encombrant, notamment
celui nécessaire à l’enregistrement synchrone du son.
Bien que les frères Lumières déjà, avec leur caméra légère
(par rapport à celle d’Edison) soient les premiers à utiliser le
cinéma pour partager avec leurs contemporains des images
de la vie, c’est à la fin des années cinquante qu’apparaît
une autre représentation de la réalité. Une nouvelle vague
de réalisateurs, rebelles à l’esthétique du documentaire de
scénario, filmé sur des trépieds, chercheront une manière
plus radicale d’enregistrer la réalité, notamment par le biais
d’une caméra-épaule mobile, produisant ainsi des images
vacillantes, un autre type de cadrage, de montage, voire une
toute nouvelle illusion de réalité ? Une poigné de cinéastes
contestataires et aux idées radicales, armés de nouveaux
outils fournis par de géniaux ingénieurs (comme Stefan
Kudelski), ont ainsi transformé notre façon de voir le monde.
A l’heure où il fallait la présence d’un camion entier pour
enregistrer le son, ils ont synchronisé des caméras légères
à des magnétophones portables, se sont mis à tourner avant
même de rédiger un scénario, qu’ils inventaient dans la
salle de montage. La révolution de ce cinéma a eu plusieurs
visages et pris plusieurs noms, Free cinéma en Angleterre
(Karel Reisz, Lindsay Anderson) Candid eye au Canada (Wolf
Koening, Romain Kroitor) Cinéma direct aux Etats Unis
(Robert Drew, Richard Leacock, Dan Pennebaker, les frères
Maysles) et au Québec (Michel Brault, Gilles Groulx, Claude
Jutra, Marcel Carrière) ou Cinéma Vérité en France (Jean
Rouch, Chris Marker).
Le dossier consacré ici à l’évolution technologique de
l’enregistrement de la réalité et sa répercussion dans
l’écriture du cinéma documentaire ne prétend pas être un
bilan de cette immense cinématographie. Des pans entiers
sont laissés de côté et restent à explorer. Qu’il s’agisse, pour
ne mentionner que certains cinéastes-phares du cinéma
documentaire actuel, de Raymond Depardon, dont la trilogie
Profils paysans (I et II …III) est le témoin d’une approche
intime et innovatrice de la représentation du quotidien, ou
d’Alain Cavalier qui, avec son dernier film Le Filmeur, prend
comme matériau sa vie personnelle, enregistrée pendant
10 ans par sa caméra numérique, pour construire un regard
introspectif sur les autres.
Nous suivrons plutôt l’historique de cette évolution
technologique, de la caméra des « deux bobines » Lumières
à la vidéo numérique, et son influence directe sur l’écriture
cinématographique.
C’est aussi par le témoignage de grands pionniers et
ingénieurs du cinéma direct que nous évoquerons l’évolution
du documentaire. Ainsi, les propos inédits de Stefan Kudelski,
inventeur du premier magnétophone synchrone, le Nagra,
nous confrontent à l’aspect politique, économique et
philosophique de cette évolution technologique. A travers
ses chroniques, Michel Brault, grand innovateur du cinéma,
donne une large place à l’évolution de la caméra et aux
obsessions fondamentales de son cinéma documentaire :
observer, improviser et surtout capter le plus de « vérité »
possible. En guise d’hommage, nous nous sommes arrêtés
sur Jean Rouch, disparu en 2004, ce chercheur-cinéaste qui,
à la fin des années 1940, avait introduit avec une insouciante
témérité la caméra 16 mm en ethnographie, cette discipline
ne se servant jusqu’alors que de la plume. Par ailleurs,
c’est par les paroles inédites et pleines d’humour de son
collaborateur et ami Damoré Zika, que nous découvrons Jean
Rouch l’homme: drôle, charismatique et intrépide.
Avec l’avènement des caméras numériques, nous nous
interrogeons aussi sur la dimension épistémologique de
ces outils dans le domaine de l’ethnographie. Les caméras
légères permettent un rapport direct avec l’objet étudié et
beaucoup d’anthropologues les utilisent sur le terrain. Il
s’agit aussi de questionner l’influence de ces appareils sur
l‘esthétique des nouvelles images électroniques. Par un large
panoramique sur les différentes techniques de prise de vue,
nous abordons ce qui rattache le processus de tournage aux
nouvelles technologies de la postproduction.
Enfin, à cette évolution technologique est liée la
démocratisation des moyens de tournage et de montage.
Un certain nombre de jeunes cinéastes talentueux
cherchent à relancer une nouvelle écriture du cinéma
documentaire: cinéma de création, cinéma d’observation,
cinéma autobiographique. Nous avons analysé dans ce
numéro l’une de ces oeuvres. Caméra « au poing », légère
et aussi discrète que possible, deux réalisateurs de la
nouvelle génération vont tourner leur film avec une totale
liberté et un seul souci : traquer « la vie telle qu’elle est».
L’apparition de ces nouvelles caméras légères nourrissentelles
donc les mêmes aspirations de « cinéma vérité » tant
cherchées par les cinéastes des années soixante ; ou au
contraire celui-ci est-il bafoué par la récupération des images
audiovisuelles à sensation que les médias sont en train
d’instaurer dans leurs grilles de programmation? Nous avons
interrogé sur le sujet l’acteur américain William Hurt, invité au
Festival des Droits Humains de Genève…
La rédaction
Sommaire
3 Éditorial
DOSSIER : L’ÉVOLUTION DES OUTILS DU DOCUMENTAIRE
4 … et son influence sur l’écriture cinématographique
Enquête – Catherine Goupil
10 Jean Rouch, l’amalgame des techniques du cinéma direct et du travail ethnographique Point de vue – Majan Garlinski
11 Damoré Zika, le preneur du son
Compte rendu – Elena Hill
15 L’aventure du « cinéma direct » vue par Michel Brault
Chronique – Michel Brault
22 Stefan Kudelski : le parcours d’un inventeur de génie Lire l’article
Entretien – Antoine Cattin et Elena Hill
28 Des caméras légères … pourquoi faire ?
Pour une anthropologie audiovisuelle
Analyse – Marc-Henri Piault
35 Quel bien fait pour les yeux !
Compte rendu – Thomas Krempke
39 Deux hommes à la caméra
Analyse – Jean-Christophe Emmenegger
44 Un Américain à Genève
Conversations ave William Hurt autour du documentaire
Entretien – Elena Hill
ÉTAT DES LIEUX
48 Buongiorno Notte et le rapport de l’art au réel
Analyse – Lydia P. Blanc