ÉDITORIAL
La charge fantastique des femmes
Au vu des nombreuses publications qui ont pu lui être consacrées, le thème de ‘femme et cinéma’ n’apparaît pas vraiment comme un sujet que l’actualité aurait laissé hors-champ. Il est bien dans le vent et on l’affiche comme tel, dans les vitrines des librairies notamment. Si à notre tour nous lui dédions ce numéro, c’est justement parce qu’il semble être devenu un propos ‘culturellement correct’, alors même que parallèlement, les revendications ‘féministes’, malgré leur actualité toujours aussi brûlante, sont balayées d’un revers de main comme ‘désuètes, ringardes, dépassées’.
Cette contradiction, dont beaucoup semblent être dupes, est un signe de plus des difficultés à battre en brèche une idéologie dominante monolithique. Or c’est bien à cette tâche, dans l’absolu, que s’emploie la lutte des femmes, et il nous a paru important de le rappeler ici. Au-delà des revendications concrètes, de l’accession politique et économique à plus de droits pour les femmes, c’est à une autre vision du monde, à d’autres schémas de pensée, bref à un enrichissement culturel auquel nous invite, dans son ensemble, la ‘critique féministe’. Dans l’art et les sciences humaines, cela correspond notamment à une déconstruction des principaux modèles de pensée, qualifiés de ‘masculins’ dans le sens où ils sont pour la plupart le fait d’hommes mais aussi parce qu’ils fonctionnent toujours dans un rapport d’opposition ‘binaire’ entre les sexes, à l’avantage des hommes (voir par exemple la relecture que la critique féministe a pu faire des théories psychanalytiques, qui apparaissent plus phallocentriques les unes que les autres).
Il en va de même pour l’histoire et la théorie du cinéma, domaine dans lequel la critique féministe a pris son essor dans les années 70. Les premières études, en cherchant par exemple à analyser l’organisation du regard dans le fonctionnement des films, ont mis à nu la fonction de voyeur du spectateur dans le cinéma dominant (hollywoodien), dans lequel les femmes sont représentées la plupart du temps comme objet de désir d’un regard masculin. Une autre tendance nouvelle dans ces premières années de lutte, liée peut-être de plus près aux bouillonnements politiques de l’époque, a été de défendre la création des réalisatrices contemporaines. Si depuis la critique féministe a multiplié ses angles d’approche et affûté ses outils de réflexion, ces deux tendances principales des ‘débuts’ ressortent aujourd’hui encore, comme le reflète la sélection a priori éclectique des articles de ce numéro. Celui de Geneviève Sellier sur la représentation des femmes dans la Nouvelle Vague montre ainsi que malgré la modernité du cinéma français de cette époque, la fonction qu’il attribue aux femmes reste à peu de chose près la même que celle du cinéma dominant hollywoodien (ce qui paraît logique, connaissant le culte voué aux grands ‘auteurs’ américains par les cinéastes de la Nouvelle Vague): un corps que l’on désire, un miroir qui ne fait que renvoyer le reflet des héros masculins. A l’image des conquêtes politiques du ‘féminisme de guerre’ de ces années-là, c’est la libération sexuelle de la femme que reflète le cinéma depuis la Nouvelle Vague. Mais cette première victoire n’a pas suffi, comme en témoigne l’article de Sellier, à sortir les femmes du rôle secondaire qu’elles ont presque toujours occupé dans les films. Si aujourd’hui les effets des premières revendications féministes sont sensibles, au point que par conformisme ambiant -sécrétion pernicieuse de l’idéologie dominante- la plupart, hommes comme femmes, développent une allergie au seul mot de ‘féminisme’, l’évolution de la société à laquelle ce mouvement aspire est loin d’être gagnée.
La tendance qui vise à donner la parole aux femmes ou à analyser des ouvres de femmes trouve également une large place dans ce numéro. Parmi celles qui s’expriment ici, il y en a peu qui s’engagent sur le chemin de l’’activisme féministe’. La plupart s’attachent toutefois à dénoncer les stéréotypes, le rôle subalterne auquel les femmes sont souvent assignées ou les sacrifices que représente leur accession à un meilleur statut, puisque cela revient d’une part à se plier au moule (masculin?) de la hiérarchie, des luttes de pouvoir, mais aussi parce que cela signifie cumuler les professions, les hommes ne se livrant que rarement aux tâches ménagères qui restent attribuées aux seules femmes.
On retrouve ce thème dans la plupart des films de Mouratova, dont il sera ici question, et à défaut de vamps, c’est là une des figures de femme qui parcourt tout le cinéma soviétique post-stalinien. Quant à Noémie Lvovsky, dont le film Petites est présenté ici, elle a certes réalisé un ‘film de femme’, car ce sont avant tout des femmes qui peuvent s’identifier aux quatre héroïnes, mais pour se faire, la réalisatrice a été contrainte d’utiliser tous les stéréotypes qui leur sont assignés dans la société: séances de maquillage, d’habillage, discussions sur les garçons, etc.
Enfin certaines réalisatrices, comme Virginie Despentes et Coralie Trinh Thi, cherchant à pousser un cri qu’elles voulaient provocateur, ne sont parvenues en réalité qu’à faire camper des rôles masculins à leurs héroïnes, et en invertissant ainsi la domination entre les sexes, elles n’ont fait qu’en reproduire le fonctionnement.
Naturellement, on en vient ainsi à se poser la question de l’existence d’une ‘écriture’, d’un regard féminin au cinéma. Cette question éternelle ne trouvera pas ici de réponse, sans doute parce qu’il n’y en a pas, mais aussi parce qu’en la soulevant, on pose la distinction ‘biologique’ des sensibilités liées aux sexes qui nous fait retomber dans les schémas binaires d’oppositions que l’on cherchait justement à déconstruire. Toutefois, en analysant la manière dont les femmes se réfléchissent (ou dont elles sont réfléchies) sur l’écran de cinéma, en parcourant les différentes étapes de la jeune histoire de la ‘critique féministe’, on remarque certaines tendances, notamment celle de vouloir faire entendre une nouvelle voix. Faute de posséder son propre langage, cette voix naît de la déconstruction du seul langage connu, disons ‘masculin’ ou dominant. Au cinéma, cela se traduit notamment par le travail sur les voix justement (en attendant l’image?) mais aussi sur la manière de raconter une histoire, d’en chambouler la construction et d’en mettre en doute sa linéarité ‘édifiante’, à l’image d’une idéologie à domination patriarcale, qui n’a jamais cessé de considérer la femme comme un obscur objet de désir ou de réprobation.
Antoine Cattin et Elena Hill
Sommaire
3 Éditorial
FILM
4 Le sexe et l’abattoir : (D)ébat biaisé autour du film de
Trinh Thi et Virginie Despentes
Point de vue – Emmanuelle Besson, Pascal Burgunder, Antoine Cattin
7 Elles piétinent le jardin des jeunes filles en fleur :
Petites de Noémie Lvovsky
Analyse – Juliane Ineichen et Rachel Noël
11 Le regard, le miroir, le film amoureux
Point de vue – Sylvie Cachin
13 Made in India, voix de femmes
Entretien – Emmanuelle Besson et Elena Hill
CINÉASTES
18 Les femmes dans la nouvelle vague
Analyse – Geneviève Sellier
24 Acquisition et répétition du discours :
Paroles de femmes dans le cinéma de Kira Mouratova
Analyse – Antoine Cattin
33 De chair et de rêve :
Des femmes font signes pour les cinéastes du sud,
Zhang Yimou et Eliseo Subiela
Analyse – Michèle Bolli
HISTORIQUE
39 Pépé le Moko :
Les « porno-tropiques » ou la « Casbah portative »
Analyse – Emmanuelle Besson
43 Il cinema ritrovato 2000 Lire l’article
De la star féminine dans les années vingt
Analyse – Pierre-Emmanuel Jaques
ÉTAT DES LIEUX
49 Directrice de festival : une profession de femme ?
Entretien – Antoine Cattin et Elena Hill
53 Cindy Sherman :
Le corps dans tous ses états
Présentation – Marie André
56 Le soleil de minuit, 24 images par seconde en Laponie :
Midnight Sun Film Festival
Compte rendu – Yasmeen Basic et Anne-Julie Raccoursier